La lenteur d’Ottawa à accorder des visas de visiteur « met en péril » la tenue de certains évènements internationaux dans la métropole, déplore la ministre québécoise Christine Fréchette. Des milliers de participants à un congrès médical ont dû annuler leur présence, faute de visa. Ces longs délais touchent aussi le tourisme et les évènements culturels.
Un processus « lourd » et « frustrant »
« Si on continue comme ça, les gens vont dire : “On va aller ailleurs, où c’est plus facile d’aller” », lance Mylène Gagnon, vice-présidente ventes, affaires à Tourisme Montréal, qui s’inquiète pour la survie des congrès internationaux dans la métropole.
Seulement la moitié des 8000 participants attendus à un congrès médical prévu du 24 au 28 juin au Palais des congrès, organisé par la Société internationale de thrombose et d’hémostase, ont confirmé leur présence.
« Ça fait trois ans qu’on travaille sur le groupe, explique-t-elle. Les gens savent qu’ils doivent demander un visa. Et sur 8000 participants, j’en ai à peine 4000 qui sont capables de venir. Je ne dis pas que les 4000 autres n’ont pas eu le visa. Mais sur 4000, dans 50 à 60 % des cas, c’est à cause d’un visa. C’est énorme quand même, l’impact que ça peut avoir sur des conférences internationales. »
Mme Gagnon ajoute que ça fait deux ans que Tourisme Montréal « se bat » pour régler le problème.
« L’année passée, on expliquait les longs délais en disant qu’on sortait d’une crise mondiale et qu’on manquait de personnel. Mais comment ça se fait qu’un an plus tard, on se retrouve pratiquement dans la même position ? Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. »
La ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Christine Fréchette, reconnaît le problème.
« Je peux mettre encore de la pression sur le gouvernement canadien pour faire en sorte que les délais pour l’octroi de visas soient grandement raccourcis parce que ça met parfois en péril la tenue de certains évènements internationaux », a-t-elle déclaré, en réponse aux questions de La Presse.
« Montréal est une des plaques tournantes pour les évènements à caractère international au sein des Amériques. Donc, il faut faire en sorte de garder, protéger notre positionnement, où ce type d’évènements se tient de manière importante. »
Mme Fréchette compte aborder le sujet avec son homologue fédéral, le ministre Sean Fraser, au cours des prochaines semaines. « C’est sûr que le raccourcissement des délais et l’amélioration des processus, ça fait partie du cœur de nos discussions », a-t-elle affirmé.
Longs délais
Le Canada est reconnu pour ses longs délais pour la délivrance de visas de visiteur aux citoyens de certains pays. C’était vrai avant la pandémie. C’est encore vrai aujourd’hui.
Ces retards visent à décourager l’utilisation d’un visa de séjour pour s’établir au Canada de façon irrégulière, selon Immigration Canada. Mais ils ont des effets collatéraux importants sur la tenue d’évènements internationaux, de congrès et de festivals, et pénalisent le tourisme, les voyages d’affaires et les familles.
Pour venir au Canada, les voyageurs de nombreux pays doivent se munir d’un visa. Une autorisation de voyage électronique (AVE), délivrée en quelques heures dans la plupart des cas, est suffisante pour les pays européens, l’Australie et le Japon, notamment. Mais dans les quelque 150 pays pour les citoyens desquels le visa est requis, les délais sont souvent très longs et varient selon le continent et la nationalité.
Dans certains cas, ça prend quelques semaines. Dans d’autres, principalement en Afrique francophone, c’est un cauchemar.
« Le processus est toujours aussi lourd, confirme Suzanne Rousseau, directrice générale du festival Nuits d’Afrique. Si les artistes sont en Afrique, je suis inquiète, parce que ce n’est pas garanti qu’ils se rendent. On leur demande de prévoir un plan B. »
« Complètement fou »
Au Sénégal, le Canada met environ 332 jours pour délivrer le visa aux personnes qui en font la demande, selon les délais publiés par le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC), basés sur le temps qu’il lui a fallu pour traiter 80 % des demandes dans le passé.
À Djibouti, c’est 558 jours. Au Nigeria, 737 jours. Mais, curieusement, le record de lenteur est à Antigua-et-Barbuda, dans les Antilles : 914 jours.
« C’est complètement fou, commente Rosalie Brunel, avocate qui travaille en droit de l’immigration depuis plus de 15 ans. Au bureau de Dakar, en Afrique, on est en attente de décisions pour des demandes soumises en septembre 2022 et en mai 2022. Il y a des délais complètement ahurissants. Et ce n’est pas le seul bureau des visas. À Mexico, j’ai une demande qui vient de dépasser un an. »
Bien sûr, ces délais sont souvent liés au risque que ces citoyens ne soient pas de vrais touristes et qu’une fois ici, ils ne veuillent plus repartir, selon les documents gouvernementaux. Toutefois, cette prudence n’explique pas les grandes variations entre les pays et les continents ni le fait que la situation, plutôt que de s’améliorer, semble se détériorer.
Pourquoi faudrait-il faire attendre quelqu’un un an ou même plus pour lui dire non, souvent des personnes qui souhaitaient visiter un membre de leur famille au Canada ?
Et pourquoi les délais s’étirent-ils dans certains pays et pas dans d’autres ?
Les retards ne semblent pas toujours liés aux risques d’immigration détournée. Au Mali, l’attente est de 356 jours. Mais comment expliquer les 27 jours pour la Thaïlande ou les 11 jours pour l’Indonésie ?
La Presse a tenté de savoir pourquoi il y avait d’aussi grands écarts, mais le fonctionnement de ce système est difficile à comprendre, même pour les spécialistes (voir autre texte).
Le néant
Mylène Gagnon, de Tourisme Montréal, ne cache pas son exaspération. « On nous laisse dans le néant », dit-elle.
« En 2019, quand la machine roulait, il y avait certaines préoccupations sur les visas, mais pas comme aujourd’hui. »
En plus de l’émission du document de voyage qui est difficile, les critères d’attribution ont augmenté. Quand on demande au Ministère ce que sont ces critères, personne n’est capable de nous le dire. C’est ça qui est encore plus frustrant.
Mylène Gagnon, vice-présidente chez Tourisme Montréal
Deux autres congrès internationaux prévus à Montréal, le premier en juillet, de la société américaine Head and Neck, le second en octobre, de la Fédération mondiale de neurologie, suscitent l’inquiétude. Dans les deux cas, les inscriptions progressent difficilement, principalement en raison de la lenteur d’Immigration et Citoyenneté Canada à accorder les visas, assure Mme Gagnon.
« Nous, comme organisation, on doit être là pour les soutenir. Mais on n’est pas du tout en mesure de le faire et c’est très décevant. Il faut qu’il se passe quelque chose », insiste-t-elle.
Me Brunel se demande si les visas de visiteur ne sont pas « la dernière priorité » d’Immigration et Citoyenneté Canada.
« Dans un dossier, on attend depuis 477 jours, dit-elle. À Dakar, on a des dossiers qui traînent depuis 254, 391, 399, 380 jours, précise-t-elle. C’est des visiteurs, de la famille, des touristes. Je ne sais pas ce qui se passe à l’interne. Plus ça va, plus les bureaux des visas et d’IRCC deviennent anonymes. C’est vraiment difficile d’avoir un contact avec la personne responsable dans les bureaux des visas. »
Chose certaine, si un client lui téléphone d’Afrique pour lui dire qu’il souhaite venir au Québec visiter sa famille en août, elle va refuser le dossier.
« Dans les faits, c’est comme si IRCC n’offrait plus ce service-là. Il est tellement de mauvaise qualité que c’est comme s’il n’était plus offert », se désole Me Brunel.
« Quand on parle aux familles qui vivent ici, on leur dit : “Ne pensez pas que vous allez pouvoir faire venir votre mère et votre frère ici cet été, c’est impossible.” On a plusieurs mères qui ont accouché et qui veulent que leur mère soit là, ça ne marche juste pas. »
Selon Me Nadia Barrou, avocate spécialisée en immigration, le gouvernement « manque de transparence » sur les raisons de ces longs délais. « Je pense que c’est pour décourager certaines personnes de demander un visa de touriste », avance-t-elle.
« Si la Chine [55 jours] et l’Inde [32 jours], avec un tiers de la population mondiale, ont des délais corrects, peut-être que le gouvernement se dit que ce n’est pas grave s’ils sont mauvais ailleurs, ajoute Me Benjamin Brunot, qui travaille aussi en immigration. Mais, honnêtement, je ne connais pas leur raisonnement… »
Délai de traitement des demandes
Le délai, publié sur le site d’Immigration et citoyenneté Canada, est historique, dans la mesure où il est basé sur le temps qu’il a fallu pour traiter 80 % des demandes dans le passé. Voici quelques exemples.
- Burundi : 537 jours
- Pakistan : 413 jours
- Qatar : 411 jours
- Russie : 381 jours
- Maroc : 309 jours
- Haïti : 242 jours
- Salvador : 213 jours
- Viêtnam : 112 jours
- Argentine : 60 jours
Données en date du 31 mai
Ottawa assouplit les règles pour 13 pays
Immigration Canada assouplit les règles pour 13 pays, les rendant admissibles à une autorisation de voyage électronique (AVE) pour entrer au Canada. L’AVE coûte 7 $ et s’obtient en quelques heures, après une demande en ligne. Ces pays sont le Maroc, Antigua-et-Barbuda, l’Argentine, le Costa Rica, le Panamá, les Philippines, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les Grenadines, les Seychelles, la Thaïlande, Trinité-et-Tobago et l’Uruguay. Toutefois, les citoyens de ces pays doivent avoir eu un visa canadien au cours des 10 dernières années ou posséder un « visa américain délivré à des fins autres que l’immigration ». Les autres doivent demander un visa de visiteur et prier pour qu’il soit délivré à temps.
Pourquoi est-ce si long ?
Obtenir un visa de visiteur pour entrer au Canada peut prendre des mois, voire des années. Pourquoi est-ce si long ? La Presse a tenté de comprendre.
Comment les demandes de visa de visiteur sont-elles examinées ?
« Sur la base du premier arrivé, premier servi », répond Mary Rose Sabater, conseillère en communications au ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC). « Toutes les demandes provenant du monde entier sont évaluées en fonction des mêmes critères par des agents d’immigration (visas) désignés dont la décision doit être prise conformément à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés », assure-t-elle par courriel.
Quel est le délai normal pour le traitement d’une demande ?
Quatorze jours, selon IRCC. Mais ce délai n’est à peu près jamais respecté dans les pays où le visa est requis, selon les données publiées par le Ministère.
Que faut-il démontrer pour obtenir le document de voyage ?
« Une demande de visa, c’est une demande à la personne de prouver qu’elle va repartir du Canada », résume Benjamin Brunot, avocat spécialisé en immigration. « Accessoirement, on s’assure que cette personne ne pose pas de danger pour le Canada. Mais la plus grosse partie de la preuve qui est demandée, c’est de prouver que la personne va repartir. On regarde aussi si la personne a de l’argent, ses liens d’attachement avec le pays d’origine ou de l’extérieur du Canada. »
Comment le gouvernement s’y prend-il ?
« Une technique courante des bureaux de visa, par exemple, ça va être d’approuver le visa d’un conjoint et de refuser l’autre conjoint, ou d’approuver les parents et de refuser les enfants, explique Me Brunot. En maintenant une partie de la famille au pays, on se dit que ça va les forcer à repartir. »
Comment explique-t-on les si grands écarts dans les délais de traitement ?
« De nombreux facteurs peuvent contribuer à la variation des délais de traitement, tels que le fait qu’une demande soit complète, la qualité et la rapidité avec laquelle les candidats répondent aux demandes d’IRCC pour des informations supplémentaires et des données biométriques (le cas échéant), la facilité avec laquelle nous pouvons vérifier les informations fournies, et la complexité d’une demande », détaille Mme Sabater, d’IRCC. « C’est en Afrique francophone que les processus sont les plus lourds », affirme la directrice générale de Nuits d’Afrique, Suzanne Rousseau. « On leur demande des dossiers à n’en plus finir pour justifier qu’ils vont revenir. Les agents demandent l’historique des voyages, les portfolios des artistes, leur compte bancaire, s’ils sont mariés… »
Comment ça fonctionne sur place ?
« Une personne à l’étranger passe souvent par un centre de réception des demandes de visa (CRDV), explique Me Brunot. Dans certains pays, une compagnie privée s’assure que le dossier est complet avant de le transmettre à un fonctionnaire pour une prise de décision. Ces fonctionnaires travaillent dans des bureaux canadiens des visas. Chaque bureau s’occupe d’une dizaine de pays. Il y a des files d’attente différentes selon les pays parce qu’il y a des agents spécialisés par pays. Les dossiers sont traités dans des files séparées. Même pour les pays d’un même bureau, les délais sont différents. Donc, j’en déduis que les agents sont différents. »
Est-ce que les agents ont un pouvoir discrétionnaire ?
Oui. « Un dossier est affecté à un agent pour une décision, précise Benjamin Brunot. La file d’attente dépend du rythme de travail d’êtres humains spécifiques. Chaque agent a un pouvoir discrétionnaire. Il y a beaucoup de refus. Historiquement, le Canada est très sévère. Beaucoup de clients m’ont dit que c’est plus dur d’obtenir un visa de visiteur au Canada qu’aux États-Unis. »
Des cas récents
Yemi Alade
Yemi Alade, vedette de la pop africaine, a dû annuler son spectacle programmé en clôture du festival Nuits d’Afrique, en juillet 2022, faute de visa. Après un passage au MTelus, en novembre, avec un visa valide pour cinq ans, elle sera de retour le 19 juillet pour un concert en plein air gratuit.
Victoria Azarenka
L’une des meilleures joueuses de tennis au monde, Victoria Azarenka, a raté l’Omnium Banque Nationale, l’an dernier, à Toronto, parce que les agents de Citoyenneté et Immigration Canada ne lui ont pas délivré son visa à temps.
Conférence sur le sida
De nombreux participants, chercheurs et membres du personnel n’ont pas pu assister à une conférence sur le sida, en juillet 2022, à Montréal. Certains n’ont pas obtenu leur visa à temps, d’autres ont vu leur demande refusée.
Author: Laurie Day
Last Updated: 1703948162
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